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De l’utilité des choses inutiles

Je me risque à envoyer une autre bouteille dans la mer des commentaires qui circulent sur l’état de l’éducation supérieure au Québec. L’élément déclencheur est un texte paru dernièrement et adressé plus particulièrement aux lecteurs anglophones pour expliquer les raisons et les enjeux du «printemps érable». Les auteurs ciblent l’argument qui est le plus important à mes yeux et pourtant le plus délaissé dans le déluge de commentaires sur la question: les disciplines qui sont le plus susceptibles de faire les frais de la hausse en termes d’inscription et de conditions d’enseignement garantissent pourtant des apprentissages dont toute la société profite au jour le jour.

Je traduis un passage de ce texte qui mérite d’être lu en entier:

«On pourrait soutenir que les études en sciences humaines dispensent un esprit critique et des capacités intellectuelles qui sont indispensables à l’exercice d’une pleine citoyenneté démocratique et que l’étude de la littérature et de l’histoire d’autres cultures sont le véhicule du type de connaissance approfondie et de l’empathie nécessaires aux citoyens d’une société multiculturelle.»

Mais encore faut-il montrer comment fonctionne ce genre de sciences, sinon un commentaire comme celui-là laisse croire aux détracteurs de l’université que seuls seront des citoyens au plein sens du terme ceux précisément qui auront fait leur maîtrise en sociologie ou en sciences politiques par exemple. Or ce n’est pas le cas.

Qu’ils deviennent professeurs ou non, les étudiantes et les étudiants qui ont étudié dans les sciences humaines — mais cela vaut aussi pour les mathématiques, et l’étude des fondements des sciences de la nature en général — deviennent des agents de cohésion sociale autour des qualités qu’ils ont apprises à l’université. Il faut comprendre ici que même si les sujets qu’ils étudient à l’université sont détachés du quotidien ou de la réalité concrète des applications, et peu importe le degré suprême d’abstraction des sujets qu’ils étudient, les qualités que l’on développe dans ces sciences restent après l’exercice même de l’apprentissage ou de la recherche, et deviennent réellement profitables à la société à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’université.

Par exemple, quelqu’un qui a terminé son baccalauréat en langues étrangères possède un ensemble de capacités intellectuelles qui, pour prendre une image, sont aussi présentes dans notre société d’aujourd’hui que l’eau l’est dans n’importe quel corps humain. Cette étudiante pourrait s’être spécialisée dans le pachtoune que ça ne changerait rien: elle est maintenant en passe de devenir une bonne rédactrice, elle connaît les outils de référence en français et en langues étrangères, elle sait faire des recherches dans des banques de données, analyser des textes et en faire des résumés. Elle possède en outre un ensemble de connaissances sur l’histoire d’une communauté et la sienne propre en particulier qui pourraient s’avérer profitable.

Tout cela semble bien ordinaire quand on ne sait pas la somme de travail que cela suppose, mais toutes ces qualités se retrouveront dans n’importe quel travail ou tout type d’activité que cette personne pourrait vouloir entreprendre, contre un salaire ou non. A moins qu’elle vive en ermite total, toutes ces qualités profiteront au reste de la société qui entoure cette personne. Et dans son milieu social et professionnel, cette personne tranchera par son utilité, parce qu’elle sait écrire ce que tout le monde veut mais ne sait bien dire, ou comprendre ce que personne n’a le temps ni le courage de lire.

Pensons maintenant à ce que fait notre système d’éducation: il doit préparer des gens qui puissent être utiles à la société. La langue que l’on parle, la société de culture et d’histoire que l’on doit maintenir, et l’exercice de nos institutions, qui stimulent les rapports entre citoyens et corrigent les inégalités entre eux, ne dépendent de rien d’autre que des capacités intellectuelles développées dans les sciences humaines. Toutes ces qualités doivent être enseignées à l’école: il faut des professeurs. Toutes ces qualités doivent être mises en œuvre dans la société civile: il faut des gens qui ont des maîtrises qui puissent rédiger, analyser, diffuser des textes informatifs et constructifs, quel que soit le métier qu’ils exerceront par la suite. Toutes ces qualités doivent être mise en œuvre au sein de la société: il faut des citoyens qui puissent discuter entre eux, s’aider les uns les autres, soutenir leurs proches, se faire le porte parole de toute cause de part et d’autre du spectre politique.

Toutes ces qualités sont le ciment de notre gouvernement et de nos institutions: il existe naturellement une grande demande pour ces disciplines. Si à longueur d’année, toute personne qui se prononce publiquement commençait par citer d’entrée de jeu où il a étudié et en quoi, on verrait à quel point le débat sur l’accessibilité aux études est surfait par rapport à la nécessité vitale d’avoir le plus possible de bons diplômés. Dans ces études, l’important est de défendre le capital humain en formant le plus grand nombre possible sans altérer la qualité de l’enseignement. Il me semble qu’un investissement significatif devrait être fait pour être à la hauteur du capital industriel et économique ciblé par l’université d’aujourd’hui.

Mais revenons sur terre. De toutes ces qualités l’université actuelle est le moteur, et les étudiants qui font le choix de faire “des choses inutiles” contribuent à plein à rendre notre société plus libre et mieux informée. Il est temps que ce genre de considérations soit pris en compte par les acteurs politiques qui ont entre leur main la destinée des études supérieures au Québec. Mais peut-être faudrait-il que la société en soit elle-même convaincue pour que ces derniers l’inscrivent à leur agenda? Mes collègues qui pensent encore que les humanités servent à la contemplation, ou, pire encore, à “dire tout et rien à la fois”, ne font qu’empirer la situation et portent un poids non négligeable dans la maladie de riches que nous sommes en train de contracter.

Mais le pire dans tout ça, c’est que si personne ne fait rien pour donner un nouvel élan aux disciplines concernées, l’alphabétisation et l’accès des citoyens à l’information les concernant risque d’être un problème majeur dans la société de demain. À tel point que ce que je dis ne serait compréhensible qu’à des gens déjà convaincus, qu’ils choisissent de le taire ou non.

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