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La tolérance comme un droit au désaccord?

Par Gilles Beauchamp

Tout le monde a droit à son opinion!

Voilà une phrase que l’on entend bien souvent. Pourtant, il arrive que des gens expriment des opinions qui nous rendent inconfortables ou mal à l’aise, particulièrement lorsque ces opinions nous semblent complètement dépassées ou complètement inacceptables dans notre société actuelle. Par exemple, comment vous sentiriez-vous si votre voisin exprimait des opinions racistes ou pro-esclavages en votre présence? Et s’il vous demandait de le tolérer au nom de son droit aux libertés de conscience et d’expression?

Nul besoin ici de multiplier les exemples. À l’ère d’internet où tout un chacun peut exprimer son opinion et bénéficier d’une audience qui aurait été inespérée avant cette connexion à large échelle, nous avons tous déjà rencontré certaines publications sur les médias sociaux ou dans les médias de masse qui exprimaient des opinions qui nous rendent profondément mal à l’aise.

On pourrait certainement s’intéresser à l’encadrement de ces débordements, mais l’objectif de ce blogue est moins de pointer du doigt que de regarder à sa propre pratique, c’est-à-dire comment faire pour exprimer un désaccord dans un esprit de tolérance.

La première étape dans cette entreprise est de définir ce qu’on entend par tolérance afin d’en mesurer les conséquences et les implications.

La tolérance

Les philosophes caractérisent un acte de tolérance à l’aide des trois caractéristiques suivantes : la désapprobation, le pouvoir et la retenue.

  1. La personne qui tolère doit être en désaccord avec ce qu’elle tolère. L’objet de sa tolérance pourrait être une pratique, une croyance ou même une personne. Son désaccord doit être suffisant pour lui fournir une raison de tenter d’interférer avec ce qu’elle désapprouve.

  2. La personne qui tolère doit croire avoir un pouvoir d’interférer avec ce qu’elle désapprouve. Par exemple, si une personne désapprouve le port de la casquette en classe, mais qu’elle ne croit pas avoir le pouvoir d’interférer avec cette pratique, il serait plus adéquat de dire de cette personne qu’elle endure le port de la casquette en classe que de dire qu’elle le tolère. Signer une pétition, militer, manifester, s’interposer physiquement, utiliser des pressions économiques et même faire la guerre sont des exemples de moyens d’interférence.

  3. La personne qui tolère doit exercer une retenue sur son pouvoir d’interférer. La tolérance s’exerce précisément lorsque l’on a une raison d’interférer, le pouvoir d’interférer et une raison prépondérante de ne pas agir selon notre désaccord.

Si on applique ces trois conditions à un exemple, on peut dire que je tolère le refus de la transfusion sanguine par un Témoin de Jéhovah si je suis en désaccord avec la pratique, que je pourrais militer pour la faire interdire, mais que j’ai aussi une raison prédominante de ne pas intervenir. Cette raison pourrait être la reconnaissancedu droit de refuser des soins, que ce soit pour des motifs religieux ou non.

Il y a là certainement un paradoxe dans le concept même de tolérance : la tolérance demande conjointement une désapprobation et une acceptation. De cette tension, on peut voir le caractère intrinsèquement instable de la tolérance. Plutôt que d’aborder ce paradoxe de la tolérance, laissez-moi vous en montrer un autre.

Un paradoxe qui concerne l’expression du désaccord

Historiquement, la tolérance est un droit au désaccord pacifique. En 1598, dans une France majoritairement catholique, l’Édit de Nantes accorde aux protestants la liberté de conscience et accorde à tous les citoyens la liberté de changer de religion permettant ainsi de mettre fin à plusieurs décennies de guerre de religion. L’Édit accordait ainsi un certain droit — qui était cependant encore limité — au désaccord religieux.

La liberté de conscience doit néanmoins venir avec la liberté d’expression, car qu’est-ce qu’un droit au désaccord si on ne peut pas l’exprimer? Si on prétend vous accorder la liberté de conscience, mais sans vous accorder la liberté d’expression, il s’agit d’un droit fort ridicule parce que votre conscience a toujours été libre dans votre for intérieur. Le véritable droit au désaccord se situe dans le droit d’expression de ses croyances divergentes. Comme l’exprime Marc-Antoine Dilhac :

il ne s’agit pas simplement d’être libre d’avoir des opinions différentes, ce qui serait une liberté toute intérieure et, à vrai dire, ce qui ne serait pas du tout un droit. […] En matière de liberté de conscience, les individus doivent jouir de la liberté la plus étendue, c’est-à-dire la liberté de développer leur propre conception du bien, mais aussi de l’exprimer et de vivre conformément à elle.ii



La tolérance est un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci.



Le paradoxe que j’aimerais mettre en lumière est le suivant : alors que la tolérance est un droit au désaccord et à son expression, l’expression du désaccord peut se révéler — dans certains contextes et sous certaines formes — un acte d’intolérance.

Pour vous convaincre de ceci, je dois montrer que l’expression du désaccord est dans certains contextes un acte d’interférence. Lorsque c’est le cas, l’expression du désaccord ne respecterait pas la troisième condition de la tolérance, c’est-à-dire la retenue du pouvoir d’interférer avec l’objet du désaccord.

Mais, en quoi l’expression du désaccord peut-elle constituer un pouvoir de limitation ou d’interférence? Après tout, ce ne sont que des mots, non? Lorsque l’on exprime ses opinions, ce n’est pas comme si on attaquait physiquement quelqu’un. Or, la contrainte physique n’est pas la seule mesure d’oppression. Le discrédit injustifié et les jugements injustes fondés sur des préjugés identitaires contribuent aussi à l’oppression des personnes en situation de vulnérabilité.

L’expression du désaccord, les stéréotypes et les préjugés identitaires

Il est largement accepté en psychologie sociale que nous utilisons des heuristiques dans nos jugements sociaux. Une heuristique est une stratégie de raisonnement qui simplifie la réalité et qui permet un raccourci dans la prise de décision. Les stéréotypes font partie de ces heuristiques qui nous permettent de juger de la crédibilité d’un locuteur.

Les stéréotypes sont des associations largement répandues (widely held associations) entre un groupe social donné et une ou plusieurs caractéristiquesiii. Nous utilisons tous des stéréotypes dans notre vie de tous les jours. Il s’agit de mécanismes qui nous permettent de prendre des décisions rapidement. Les stéréotypes peuvent être négatifs ou positifs et empiriquement vrais ou faux. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples et suivent les individus dans différentes sphères de leur vie. Les stéréotypes qui nous intéressent ici, qui sont aussi nommés préjugés identitaires, sont les stéréotypes négatifs et empiriquement faux.

Les préjugés identitaires causent de nombreuses injustices, mais je vais limiter mon propos aux injustices épistémiques telles que théorisées et popularisées par Miranda Fricker, une philosophe britannique qui travaille en épistémologie et en philosophie féministe. Plus précisément, concentrons-nous sur l’injustice testimoniale. Un individu vit une injustice testimoniale lorsque sa crédibilité est évaluée à la baisse sur la base de facteurs non épistémiquement pertinents.

Prenons l’exemple suivant où un individu a la croyance stéréotypée suivante : « les croyants sont irrationnels parce qu’ils écoutent aveuglément leurs leaders ». Un croyant épistémiquement vertueux pourrait vivre une injustice testimoniale lorsque la crédibilité de son témoignage (peu importe le sujet sur lequel il s’exprime) est injustement réduite par l’individu possédant ce préjugé identitaire. Cela est d’autant plus grave lorsque le stéréotype est largement répandu et qu’il est constamment nourri par l’expression des opinions de certains individus.

Il semble assez évident que l’expression de désaccords peut nourrir des préjugés identitaires qui à leur tour causent des injustices épistémiques, mais est-ce que les injustices épistémiques sont une forme d’interférence, et donc d’intolérance? L’interférence est plus indirecte que la contrainte physique, mais elle est néanmoins réelle. Selon Fricker, « l’injustice testimoniale exclut le sujet des conversations significativesiv. » L’exclusion de la conversation est un moyen d’interférer avec l’objet de son désaccord. Imaginons ceci : un parent siège sur un comité d’école et a un souci particulier de préserver son enfant en bas âge d’une exposition qu’il juge trop précoce à la sexualité pour des motifs religieux. S’il vit une injustice épistémique sur la base du stéréotype mentionné plus haut, il sera exclu de la conversation parce que son témoignage sera jugé non crédible.

Cette exclusion est une sorte d’interférence avec la croyance à laquelle les autres parents s’opposent. En d’autres termes, la croyance du parent croyant n’est pas tolérée. Dans ce cas-ci, cette intolérance est injustifiée parce qu’elle est causée par une injustice épistémique qui provient d’un préjugé identitaire qui associe la caractéristique d’irrationalité aux groupes des croyants.

Conclusion et pistes de solution

Pour terminer, revenons à l’expression du désaccord. Bien que la tolérance soit un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci, nous devrions tout de même user de prudence dans l’expression de nos désaccords afin d’éviter de nourrir des stéréotypes négatifs qui pourraient causer des injustices épistémiques et ainsi contribuer à une intolérance injustifiée. Il serait trop ironique de transformer ce qui nous est accordé par la tolérance — un droit au désaccord — en un instrument d’intolérance.

Que faire donc? Je propose ici quelques pistes pour l’expression du désaccord qui pourrait permettre d’éviter de devenir un acte d’intolérance, certes indirect, mais d’intolérance tout de même.

  1. Être certain de la véracité des faits que l’on partage

Le 12 décembre 2017, le réseau TVA publiait un reportage intitulé « Non aux femmes sur le chantier de la mosquée ». Or, ce reportage transmettait de fausses informations et a eu un impact significatif sur des tensions sociales. Ces fausses informations renforçaient des stéréotypes négatifs de misogynie chez les musulmans.

À plus petite échelle, lorsque l’on partage des informations sur les réseaux sociaux, ces informations peuvent avoir un effet sur les stéréotypes des gens. Quand l’information est fausse et négative, le résultat peut être désastreux. Ce genre d’expression peut constituer une forme d’interférence par le renforcement de préjugés identitaires qui contribuent aux injustices épistémiques. C’est pourquoi il est important de ne pas tomber dans le panneau du partage de fausses nouvelles et d’informations inexactes.

  1. Éviter de s’exprimer en termes stéréotypés?

La meilleure façon de ne pas renforcer des stéréotypes négatifs serait-elle de ne simplement pas s’exprimer en termes stéréotypés?

Malheureusement, ce n’est pas suffisant parce que, comme le disait Jordan Girard dans un autre billet de blogue, une seule occurrence peut être généralisée en stéréotype. De plus, vos propos sont interprétés par les autres en cohérence avec leurs croyances préalables. Par exemple, si quelqu’un a la croyance stéréotypée que les musulmans sont des terroristes, il est fort probable qu’un énoncé non stéréotypé comme « des actes terroristes ont été commis à Paris le 13 novembre 2015 par des combattants de l’autoproclamé État islamique » renforcera le stéréotype déjà présent chez l’individu. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples, c’est-à-dire qu’un voisin musulman bien sympathique en qui on a confiance n’aura pas de contre-influence sur le stéréotype négatif d’un individu.

  1. Autocensure contextuelle?

Contrairement à ce que pourraient penser certains défenseurs de la liberté d’expression, il peut s’avérer être une bonne chose d’autocensurer ses opinions, surtout dans certains contextes.

Alors qu’il peut être justifié de discuter de tout dans le contexte approprié, l’audience à laquelle l’on s’adresse devrait avoir une influence sur nos propos; sur le contenu et sur la forme. Par exemple, il serait imprudent d’affirmer que les éleveurs porcins commettent une injustice (ou pire encore) devant une foule végane en colère qui manifesterait agressivement devant la ferme d’un tel éleveur. Cet exemple se situe dans le domaine de l’action, mais on pourrait très bien le transposer dans le domaine des stéréotypes.

Je vois une application très pratique de ceci pour le monde du web. Sur plusieurs réseaux sociaux, votre publication est entièrement publique. La conséquence est que vous ignorez qui votre publication pourrait atteindre. Dans ce cas, selon moi, on devrait s’imposer les plus hautes contraintes et ne pas partager de propos qui pourraient nourrir des préjugés identitaires.

Quelle est donc la morale de cette histoire pour la tolérance?

Certainement pas que l’on ne peut plus rien dire. Cependant, bien que la tolérance soit un droit au désaccord, il importe d’être prudent dans l’expression de celui-ci, et d’être particulièrement sensible au contexte, afin de ne pas créer d’interférence avec l’objet du désaccord si on ne veut pas basculer du côté de l’intolérance.

Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

Pour aller plus loin

Notes

Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

ii Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? : Théorie d’un impératif politique (Paris : Vrin, 2014), 79.

iii Miranda Fricker, Epistemic injustice: power and the ethics of knowing (Oxford ; New York: Oxford University Press, 2007), 30.

iv Fricker, 53, ma traduction de « Testimonial injustice excludes the subject from trustful conversation. »


Gilles Beauchamp est doctorant en philosophie à l’Université McGill. Ses recherches portent sur la religion dans l’espace public. Il a complété une maîtrise en philosophie à l’Université de Sherbrooke sur les arguments épistémiques pour la tolérance religieuse sous la direction de François Claveau.

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