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Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

Par Matthew Sample ( Institut de recherches cliniques de Montréal) et Andréanne Veillette (UdeS)

Comment les philosophes peuvent-ils contribuer à la vie dans les démocraties modernes? Il existe des exemples issus de l’histoire, comme Socrate ou Descartes, qui peuvent guider notre réflexion. Toutefois, les besoins de la société ont changé depuis cette époque. De nombreux théoriciens sociaux dont Ulrich Beck et Sheila Jasanoff ont observé une récente reconfiguration des relations entre l’expert et le public. De nos jours, la science et la technologie sont des sujets de discussion importants qui apparaissent quotidiennement. De plus, les citoyens sont généralement plus critiques du discours des experts, résultant de la nouvelle relation qu’ils entretiennent avec l’expertise.

Pendant ce temps, les philosophes tentent de répondre non seulement aux défis intellectuels classiques (Qu’est-ce que connaître? Qu’est-ce que la justice?), mais aussi à des questions sociales en lien avec les problèmes actuels.

Cette tendance est illustrée par les nombreux éthiciens qui participent à la recherche technoscientifique. Quelques exemples sont le groupe de travail en neuroéthique participant à l’initiative américaine BRAIN, la couverture médiatique de la philosophie dans le New York Times et sur CBC Radio, ainsi que la demande pour des publications mélangeant recherche et activisme qui provient des journaux académiques,

Dans ce milieu culturel changeant, les philosophes sont amenés à répondre de plus en plus souvent à des questions d’actualité controversées. À l’occasion du congrès annuel de l’Association canadienne de philosophie en juin dernier, six panélistes qui acceptent ce nouveau rôle ont présenté leurs perspectives uniques sur la nature et le rôle de la philosophie engagée. Ce billet donne la parole autant à des philosophes académiques, qu’à des philosophes qui travaillent en dehors des murs universitaires :

  • Françoise Baylis (Dalhousie University) partage le travail qu’elle fait en bioéthique avec un public plus large à travers les médias et contribue régulièrement aux débats entourant les politiques publiques au Canada et à l’international.

  • William-Jacomo Beauchemin (Exeko) s’est inspiré de l’épistémologie sociale pour créer des ateliers d’inclusion sociale dans certaines communautés défavorisées à Montréal.

  • Valéry Giroux (Université de Montréal), chercheuse en éthique animale, coordonne un centre de recherche interdisciplinaire sur l’éthique (CRÉ) qui permet la collaboration entre chercheurs provenant de différentes universités.

  • Alexandre Lavallée (PetalMD) qui travaille en marketing digital est l’organisateur de la campagne Ensemble contre la philophobie. Son prochain projet de marketing de la philosophie a comme cible la perception de la philosophie à l’école primaire.

  • Alain Létourneau (Université de Sherbrooke) s’intéresse à la gouvernance environnementale. Il codirige actuellement un projet de recherche-action sur la MRC Memphrémagog dans le sud du Québec.

  • Brooke Struck (Science-Metrix),, développe de nouvelles manières de mesurer l’activité scientifique, contribue aux décisions de politiques publiques et dirige le blogue ScienceMetrics.

Sans surprise, les présentations ne suggéraient pas une seule manière uniforme de faire de la philosophie socialement engagée. Les panélistes se sont inspirées d’une grande variété d’études, d’expériences et de contextes pour offrir une perspective unique sur le problème. Il est possible de visionner l’événement en entier sur la chaîne Youtube de la Chaire de recherche d’épistémologie pratique, mais il y a quatre points importants qui méritent d’être discutés en plus grands détails ici.

L’expertise philosophique n’est pas un accès privilégié à la vérité 

Comprendre l’expertise comme une forme d’autorité (ou dans les termes de Foucault le « savoir-pouvoir ») peut être une simplification attrayante. Cependant, les méthodes et les compétences perçues comme étant importantes pour l’expertise philosophique par les panélistes se situaient très loin d’un désir d’autorité. Une compétence fréquemment citée dans la discussion était la capacité à promouvoir un dialogue inclusif fondé sur la raison. Par exemple, Struck suggère que se remémorer le rôle social que jouait Socrate peut laisser place à une réflexion pertinente sur l’expertise du philosophe contemporain. Dans le même ordre d’idées, Beauchemin note que les philosophes sont capables de poser les bonnes questions et d’identifier les nuances dans une discussion difficile. De façon générale, l’expertise philosophique n’est pas vue comme un pouvoir que quelqu’un obtient sur un autre groupe. Elle est plutôt perçue comme un outil qui permet de faire un pont entre des personnes fort différentes et qui permet d’amorcer une discussion productive.

Dans le climat sociopolitique actuel, Baylis et Giroux conçoivent toutes deux l’expertise comme étant quelque chose qui doit être défendu. Selon eux, l’expertise philosophique est souvent mise de côté en faveur d’une forme de relativisme implicite. Après tout, tout le monde est un « expert moral », ou du moins tout le monde est capable de penser. Baylis défend l’expertise philosophique en clarifiant ce que le mot « expert » désigne. Selon elle, se prétendre expert dans un domaine n’est pas équivalent à prétendre avoir un accès privilégié à la vérité. L’expertise philosophique est plutôt liée à la possession d’une ressource qui n’est généralement pas accessible aux membres du public : du temps. En effet, les philosophes ont le temps de se pencher longuement sur des problèmes que d’autres n’ont simplement pas le temps de considérer en détail. La nuance que Baylis tente de faire est particulièrement importante en ce qui a trait à l’expertise morale.

Les théories ne sont pas une panacée

Lorsqu’on leur a posé la question, certains panélistes ont répondu avoir des théories philosophiques préférées qu’ils mobilisent fréquemment dans leur travail. Létourneau a fait référence à la théorie critique et au pragmatisme qui accordent de l’importance à l’analyse détaillée de l’espace culturel. Beauchemin a insisté sur l’utilité de l’épistémologie sociale qui rend possible une connexion avec des groupes marginalisés. Quant à lui, Lavallée consulte le travail fait en philosophie pour enfants qui place beaucoup d’importance sur le dialogue. Toutes ces théories ont quelque chose en commun : elles insistent sur l’importance du contexte dans lequel l’analyse philosophique se déroule.

À l’opposé, d’autres panélistes n’étaient pas certains que la discussion portant sur leurs théories favorites cadrait adéquatement le problème. Entre autres, Baylis a émis un avertissement en expliquant que l’amour porté à une théorie particulière pouvait prendre trop d’importance et mener le chercheur à ignorer la mission centrale de la philosophie engagée. Selon Baylis, cette mission est celle de « parler avec » le public plutôt que de « parler pour » le public. Similairement, Giroux insiste sur les interactions enrichissantes qui découlent d’une discussion qui inclut non seulement des philosophes, mais aussi des groupes activistes et des mouvements sociaux. Les bénéfices de la collaboration avec les acteurs de terrain qui sont directement touchés par les problèmes que les philosophes tentent de résoudre sont plus grands que les bénéfices qui proviennent d’un point de vue traditionnel purement théorique.

Mesurer l’impact sans se perdre dans les chiffres

Avec leur objectif de faire de la philosophie « dans et pour la société » bien en tête, les panélistes ont insisté sur l’importance d’avoir un impact réel. Nombre d’entre eux se méfiaient des limitations qui accompagnent les définitions superficielles et les évaluations formelles. Struck explique qu’il existe des cas où l’impact ainsi mesuré est tellement vague qu’il est vide de sens. Selon Létourneau, les critères d’évaluation des impacts rigides entrent fréquemment en jeu lorsqu’il est question d’attribuer du financement. Cela peut être le résultat de règlements entourant le financement ou une difficulté liée aux nombreuses perspectives diversifiées sur le succès dans un projet collaboratif. Quand ces critères stricts existent, il devient facile de faire une fausse équivalence entre l’atteinte des critères existants et le véritable succès du projet.

Dans un autre ordre d’idées, les panélistes recommandent la prudence quand vient le temps d’utiliser des outils qui quantifient le succès. Des outils, comme le nombre de likes sur Facebook ou le nombre de gazouillis partagés sur Twitter, sont très faciles à calculer, mais ne représentent pas nécessairement fidèlement le « succès ». Cela étant dit, ce type d’outils peut représenter un véritable impact. Il suffit simplement de garder un esprit critique lors du moment de les analyser. Tout ce qui est mesurable ne vaut pas la peine d’être mesuré.

Par ailleurs, Giroux et Lavallée suggèrent une perspective complètement différente. Selon eux, il est parfois impossible de mesurer l’impact direct d’un projet. Ce type de situations peut apparaître quand, par exemple, l’objectif est un changement à long terme, comme dans le cas de l’éthique animale, ou quand l’objectif est de modifier des perceptions, comme dans le cas de la campagne Ensemble contre la philophobie.

Le soutien institutionnel est crucial, mais souvent inadéquat

Quelles ressources sont nécessaires pour faire de la philosophie engagée? Plusieurs panélistes ont souligné l’importance des réseaux sociaux comme ressource pour faire de la philosophie engagée puisque ces derniers permettent d’amorcer une conversation à l’extérieur des murs de l’université. Cela étant dit, bien que les panélistes croient qu’il s’agisse d’un outil puissant, ils ne croient pas que, seul, c’est un outil suffisant. Par exemple, une autre façon de rejoindre le public serait à travers les médias traditionnels. Pour exploiter les médias traditionnels, il est important de cultiver de bonnes relations avec les journalistes et les animateurs de radio (un exemple de ce genre de stratégie!) .

Sans conteste, les médias, sous toutes leurs formes, sont une ressource importante pour le développement de projets de philosophie engagée. Cela étant dit, une des ressources les plus importantes est aussi une des plus rares : le soutien institutionnel. Un des principaux obstacles aux projets de philosophie engagée est le manque de fonds. Il est déjà difficile d’obtenir du financement pour les projets académiques traditionnels, alors obtenir du financement pour les projets qui dévient de la tradition académique devient exceptionnellement difficile. Beauchemin donne l’exemple d’Exeko qui, en tant qu’organisation sans but lucratif, n’est pas éligible aux deux grandes bourses académiques gouvernementales. À cause de cela, il a été très difficile pour l’organisation de trouver le financement nécessaire à la poursuite de leurs activités. Sans conteste, le financement est important. Cependant, de nombreux panélistes ont souligné que le financement stable l’était encore plus. Baylis ajoute qu’une source de financement qui permettrait d’interagir avec le public en dehors des universités serait particulièrement facilitante, parce que celles-ci ne sont pas des lieux particulièrement accueillants pour les profanes.

Allant en ce sens, Giroux insiste que la caricature du chercheur en philosophie en tant qu’individu isolé nuit à la possibilité de collaborations productives entre chercheurs et membres du public. Pour changer la perception de la façon dont la recherche est conduite, Giroux suggère quelques étapes bien concrètes. Par exemple, le Centre de recherche en éthique a fondé un groupe de recherche qui a pour objectif d’encourager la collaboration entre les membres du centre, mais aussi avec certains membres du public.

Vers un meilleur futur collectif?

Est-ce que les philosophes vont nous permettre de vivre de meilleures vies dans de meilleures sociétés dans le futur? Selon les panélistes qui participaient au symposium, les philosophes sont bien outillés pour permettre la délibération collective. En effet, les philosophes sont non seulement formés dans l’art du dialogue inclusif, ils disposent également de temps qu’ils peuvent dédier à une réflexion poussée sur un sujet de recherche bien précis. Malgré cela, il existe des obstacles bien concrets auxquels les philosophes voulant faire de la philosophie engagée se heurtent. Il faut donc que les philosophes et les philosophes en herbes fassent preuve de réalisme dans l’élaboration de leur projet. L’implantation de la philosophie engagée exigera une réforme ambitieuse de la culture institutionnelle, autant en ce qui a trait à la façon de faire de la recherche qu’en ce qui a trait aux structures de financement.

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