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Des travailleurs humanitaire « numériques » ? Troisième partie: questions épistémiques et conclusions à tirer de la réflexion.

Photo par Jean-François Dubé; tremblement de terre au Népal en 2015.

Un texte de Jean-François Dubé.

Les travailleurs humanitaires numériques (THN) sont d’importants producteurs de données, il en a été question lors d’un billet précédant sur les questions éthiques que pose cette approche. Bien entendu, lorsqu’il est question de connaissance, un important volume d’information ne peut jamais justifier à lui seul la valeur d’un travail : la production de mauvaises données, même en grand nombre, n’est utile à personne! En revanche, une production importante de données fiables serait un important critère quant à la pertinence de l’action des THN. À cet égard, il est crucial de se pencher sur la performance épistémique (capacité à produire des données fiables) des THN. Malheureusement, on ne sait que peu de choses à ce sujet. Chose certaine, le contact avec le terrain donne accès à des informations impossibles à obtenir autrement. Toutefois, il est possible de croire que quant à certaines questions, les THN sont capables de produire plus de données fiables avec moins d’énergie dépensée. C’est là un avantage immense dans un contexte d’urgence caractérisé par un manque de ressources (notamment en temps). Pensez à une situation de guerre dans laquelle plusieurs villages sont pillés et brûlés : la réponse d’urgence demande de connaître au minimum l’ampleur et la nature des dégâts, et ce, le plus rapidement possible. Faut-il utiliser un groupe d’individus sur place (avec tout ce que cela comprend de risques et de temps) ou plutôt employer des images satellites traitées par des groupes d’individus à partir de leur ordinateur partout dans le monde? Quant à certaines questions (par exemple quelle est la superficie de la destruction), il est évident que l’apport des THN peut se révéler pertinent et fiable. Néanmoins, certains risques de biais existent, parfois à cause de la technologie elle-même (la technologie n’est pas axiologiquement neutre, voir le billet sur l’éthique et les THN) et parfois à cause du traitement de l’information par des humains comme le montre la littérature sur les biais cognitifs. Le hic, c’est que, en fonction du contexte, ces biais peuvent agir autant sur les profanes que les experts qu’ils soient des THN ou des humanitaires de terrain et ainsi nuire à la fiabilité des données produites (voir Beauchamps et Dubé 2017i pour une courte présentation sur les biais cognitifs chez les experts). Certes, des recherches montrent bien qu’il est possible de faire usage des technologies du numérique afin de récolter de l’information sur une situation d’urgence (Hassanzadeh et Nedovic-Budic 2014ii, Zielinski et Bügel 2012iii, Fuchs et coll. 2013iv) Toutefois, des études empiriques comparant ces deux approches (numérique et traditionnelle) quant à la fiabilité des données qu’elles produisent sont nécessaires, car il ne s’agit pas seulement de connaître de quoi le numérique est capable, mais bien de savoir s’il possède une performance supérieure à ce qui se fait déjà dans l’humanitaire classique. C’est à ce moment seulement qu’il sera possible de dire dans quels contextes et quant à quelles questions l’action des THN a une performance épistémique supérieure à ce qui est fait sur le terrain, justifiant par une réflexion épistémique cette fois, sa pertinence.

Voici deux exemples de carte. À gauche, une carte obtenue en urgence par des moyens « classiques » et à droite une carte résultant du travail d’humanitaires numériques, le groupe Kathmandu Living Labs, dans le cadre de leur projet Quakemap

Conclusion

Les THN offrent une gamme de plus en plus étendue de solutions aux problèmes du monde de l’humanitaire et poussent les tenants de l’approche classique à questionner de nouveau ce qu’est concrètement la défense de la dignité humaine. Et oui, les THN semblent en mesure de contribuer positivement à une action qu’il est possible de qualifier d’humanitaire. Toutefois, il n’est pas question de se demander si celle-ci remplacera un jour l’approche classique, mais bien de réfléchir à la combinaison des approches comme moyen d’amélioration. Ainsi, en systématisant cette réflexion sur la base de questionnements éthiques et épistémiques, il devient possible de contribuer à définir une stratégie justifiée et justifiable combinant convenablement le travail humanitaire numérique et classique. Le défi est que l’action des THN est un objet en pleine construction touchant à de nombreux domaines (informatique, géographie, politique, etc.), laissant l’impression de devoir traiter avec un ensemble hétérogène aux frontières floues. Heureusement, ces différents domaines bénéficient souvent d’une réflexion éthique et épistémique bien développée et le rôle de la philosophie pratique est donc de saisir ceux-ci afin d’influencer positivement les THN tout en développant un cadre d’analyse spécifique à cette réalité à l’aide des acteurs clés de l’approche. Bien entendu, nous sommes loin de la coupe aux lèvres et de nombreux ponts entre les THN, les humanitaires de terrain et les tenants de la philosophie pratique sont encore à construire. Malgré la difficulté que cela représente, j’espère avoir contribué à montrer que les enjeux sont trop grands pour que ce rendez-vous soit manqué.

N’hésitez pas à m’écrire pour toutes questions ou tous commentaires à Jean-Francois.Dube@usherbrooke.ca

Détenteur d’un baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François agit comme guide d’aventure spécialisé en intervention jeunesse par la nature et l’aventure depuis 2008. En 2011, il se rend en France afin de se former à la logistique humanitaire, domaine dans lequel il oeuvrera ensuite pour Médecins Sans Frontières au Soudan du Sud, en République Démocratique du Congo et au Népal. Maintenant étudiant-chercheur à la Chaire, et ce, depuis août 2015, ses intérêts de recherche portent sur le travail humanitaire, l’épistémologie sociale et la prise de décision en contexte d’urgence.

Notes

i Beauchamp, G. et Dubé, J-F. (à paraître), Expertise et biais cognitifs – Quels pièges de l’esprit guettent l’expert ?, Dans Claveau, F. et Prud’homme J., (dir.) , Experts, Sciences et Sociétés, Presses de l’Université de Montréal.

ii Hassanzadeh, R., & Nedovic-Budic, Z. (2014). Assessment of the Contribution of Crowd Sourced Data to Post-Earthquake Building Damage Detection. International Journal of Information Systems for Crisis Response and Management (IJISCRAM), 6(1), 1-37.

iii Zielinski, A. et Bügel, U., (2012), Multilingual Analysis of Twitter News in Support of Mass Emergency Events. Proceedings of the 9th International ISCRAM Conference

iv Fuchs, G.,et coll. (2013). Tracing the German centennial flood in the stream of tweets: first lessons learned. Proceedings of the second ACM SIGSPATIAL international workshop on crowdsourced and volunteered geographic information (pp. 31-38). ACM.

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