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Des travailleurs humanitaires « numériques »? Seconde partie: les questions éthiques

Par Jean-François Dubé.

L’usage de technologies numériques par les travailleurs humanitaires traditionnels soulève de nombreuses questions éthiques (voir par exemple Hunt et al. 2016 i ). De toute évidence, ces réflexions représentent un bon point de départ quand vient le temps de se questionner sur l’action des travailleurs humanitaires numériques (THN), dont il a été question dans un billet précédent. Suivant cet exemple, il sera question ci-dessous des bénéfices et des risques de l’action des THN quant 1- aux valeurs de l’aide humanitaire, 2- aux attentes que peut créer leur existence et 3- aux traces que peut laisser leur travail.

A-Les THN face aux valeurs traditionnelles du travail humanitaire.

Indépendance, neutralité, impartialité : trois valeurs de base devant guider les travailleurs humanitaires de terrain comme numérique (dont l’intention n’est pas de remplacer les premiers, rappelons-le). Comment sont actualisées ces valeurs par les THN? Qu’en est-il par exemple du lien entre usage des médias sociaux et impartialité? D’un côté, il est formidable de pouvoir compter sur cet apport, par un travail de production participative des THN, afin de récolter et transférer aux acteurs de terrain le point de vue de plusieurs personnes parfois réduites au silence. Il est raisonnable de croire que cela augmente les chances d’impartialité en favorisant la multiplicité des points de vue considérés ce qui limite les risques de conclusions hâtives basées sur une vision dominant les autres (par la contrainte par exemple). Néanmoins, l’usage de moyens techniques peut induire certains biais et il faut savoir se méfier de l’illusion de neutralité axiologique que peuvent parfois présenter ces outils. À ce sujet, l’approche du Values In Design de Nissenbaum rappelle que : « technology is never neutral: certain design decisions enable or restrict the ways in which material objects may be used, and those decisions feed back into the myths and symbols we think are meaningful. »ii

Mal construite, une collecte d’information risque, par exemple, d’être involontairement partiale envers les gens capables d’utiliser (et d’accéder à) un ordinateur en faisant porter avec plus de force leur voix vers les acteurs de terrain. Plus préoccupant encore : est-ce que cette approche pourrait un jour être accusée de contribuer à une forme de « e-colonialisme »? Le travail des THN, par les moyens qu’il utilise, pourrait contribuer à la pénétration des technologies de l’information dans les zones les plus isolées du monde, et ce n’est sûrement pas un hasard si Facebook s’intéresse à la question.iii Ce sont là de bonnes intentions, certes, mais la technologie porte avec elle une certaine vision du monde et les THN doivent savoir se méfier de leurs outils pour les déformations qu’ils peuvent induire quant à la réalité (biais liés à la sélection de certains points de vue) et pour les conséquences qu’ils pourraient avoir sur la vie des communautés ciblées par l’aide (imposition de valeurs occidentales dans un contexte de vulnérabilité).

Quant à elles, l’indépendance et la neutralité ne sont pas non plus en reste : alors que les technologies de l’information promettent de plus en plus de liberté face à certains pouvoirs politiques, d’autres pouvoirs voient le jour. C’est pourquoi il importe de ne pas perdre de vue que la fibre optique ou les centres de données sont la propriété de certains groupes ayant des intérêts à défendre. Dans ce cadre, la vigilance est une fois de plus de rigueur pour les THN.

B- « Jouer » pour répondre aux attentes?

D’abord une question : quelle est la différence entre une communication simplex et duplex? Simplex est à sens unique : pensez à la communication que vous offre un radio FM, alors que la duplex est simultanée, comme lors d’une conversation téléphonique. Par le biais des nouvelles technologies, les THN rêvent d’une approche duplex de l’aide dans laquelle la communication entre les travailleurs humanitaires et les populations vulnérables se déroule de manière continue et en temps réel. Ainsi, la porte est ouverte à la co-construction de la réponse d’aide : aider la population à l’aide de la population, et ce, par la rétroaction que peuvent offrir les médias sociaux. Cela représente un potentiel de défense de la dignité humaine alors que le bénéficiaire passe du statut de victime recevant de l’aide à celui d’acteur ou même de critique de l’action dont il est témoin. Mais, les attentes seront-elles comblées? Rien n’est moins certain et cette « offre » implique une capacité de traitement de l’information immense en temps réel, forçant les THN à travailler au développement d’applications rendant agréable (voire ludique) la tâche afin d’attirer et conserver un maximum de contributeur lors d’une crise. Cette « gamification » d’une situation d’urgence, malgré sa bonne intention, peut parfois sembler en contradiction avec l’idée même de dignité humaine pour laquelle l’autre n’est en aucun cas l’occasion d’une forme de divertissement (devenant ainsi un moyen plutôt qu’une fin suivant une analyse kantienne).

C- Laisser des traces, pour le meilleur et pour le pire.

Les technologies de l’information ont cela de formidable que leur aspect pratique permet aux THN de produire une masse importante de données facilement partagée avec plusieurs acteurs. Ces données sont ensuite précieuses dans l’analyse post-opération afin d’en tirer les apprentissages nécessaires à une prochaine intervention. Le travail des THN ouvre la porte à l’étude d’ensembles de données massifs capables de jeter un éclairage global et nouveau sur les pratiques de l’humanitaire, ce qui représente un avantage considérable. Néanmoins, certains individus n’étant pas nécessairement des travailleurs humanitaires pourraient payer bien cher le prix de l’existence de ces ensembles de données. C’est qu’il existe une asymétrie entre l’énergie nécessaire à la création de données et celle utile à les détruire complètement si nécessaire. Par exemple, les THN pourraient facilement mettre en place un site web permettant de rapporter en temps réel, par des témoignages et des photos, les blessures subies par certaines personnes durant une manifestation antigouvernementale afin d’alerter la communauté internationale. Par contre, si cette information reste disponible après « le temps réel », ce qui est très probable, celle-ci pourrait ensuite servir à des fins bien loin des idéaux humanitaires (par un gouvernement désireux de faire taire ses opposants par exemple). Ce questionnement pourrait potentiellement se voir éclairé par la réflexion actuelle relativement au droit à l’oubli sur le web.iv

Que retenir de cela? D’abord que des bénéfices immenses font chaque fois face à des risques considérables, justifiant l’importance d’un questionnement éthique voué à trouver un équilibre acceptable entre les uns et les autres. Ensuite que des outils philosophiques qu’il serait possible d’adapter à la réflexion sur l’action des THN existent déjà. Par contre, des ponts clairs liant acteurs de l’aide et penseurs sont à construire et l’usage de la philosophie pratique semble être tout indiqué pour cela.

Dans le prochain billet sur les THN, l’épistémologie sera mobilisée pour regarder « à l’intérieur » des données produites afin d’en analyser la valeur en termes de connaissance. Ce texte présentera aussi les conclusions à tirer de tout ce qui aura été présenté à ce sujet dans mes trois billets.

N’hésitez pas à m’écrire pour toutes questions ou tous commentaires à Jean-Francois.Dube@usherbrooke.ca

Détenteur d’un baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François agit comme guide d’aventure spécialisé en intervention jeunesse par la nature et l’aventure depuis 2008. En 2011, il se rend en France afin de se former à la logistique humanitaire, domaine dans lequel il oeuvrera ensuite pour Médecins Sans Frontières au Soudan du Sud, en République Démocratique du Congo et au Népal. Maintenant étudiant-chercheur à la Chaire, et ce, depuis août 2015, ses intérêts de recherche portent sur le travail humanitaire, l’épistémologie sociale et la prise de décision en contexte d’urgence.

Notes

Hunt, M. et coll. (2016). Ethics of emergent information and communication technology applications in humanitarian medical assistance. International health, 8(4), 239-245.

ii https://valuesindesign.net/about-2/, consulté le 11-08-2017

iii Metz, C. How Facebook is transforming disaster response, Wired, 11-10-2016, consulté le 11-10-2017.

iv Floridi, L. Right to be forgotten, http://www.philosophyofinformation.net, consulté le 11-10-2017

1 commentaire

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    Des travailleurs humanitaire « numériques » ? Troisième partie: questions épistémiques et conclusions à tirer de la réflexion. – Le blogue de philosophie pratique de l’Université de Sherbrooke
    07/11/2017 at 14 h 57 min

    […] numériques (THN) sont d’importants producteurs de données, il en a été question lors d’un billet précédant sur les questions éthiques que pose cette approche. Bien entendu, lorsqu’il est question de connaissance, un important […]

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